La Sultane #69- La Sultane | Page 19

Miroir de la Sultane

Le féminisme tunisien Une saga à part entière

Qu ’ est-ce que le féminisme ou les féminismes ? Qui est féministe ? Pourquoi en parlons-nous autant ? Quel en est l ’ intérêt ? N ’ y a-t-il pas plus urgent aujourd ’ hui ? Comment comprenons-nous le féminisme au-delà de nos frontières ? Comment se comprend-il dans les sphères intellectuelles ? Comment le vit-on au quotidien ? Ces questions nous nous les posons chaque jour , comme bien d ’ autres personnes ailleurs dans le monde . Et où que l ’ on soit , les réponses se ressemblent rarement , mais elles ont toutes , pour point commun d ’ être imprégnées d ’ une forte charge émotionnelle quand elle n ’ est pas aussi et avant tout politique .

Les termes « féministes / féminime . s » créent , où que l ’ on se trouve , de la controverse et suscitent partout des réactions viscérales . À l ’ heure où les iraniennes tentent de se libérer du joug du régime de Téhéran et où les tunisiennes ont fait un bond en arrière dans le temps , il nous est paru utile de revenir sur certains concepts et certaines notions . Nous avons ainsi pensé à la ( re ) découverte de ce mouvement chez nous , pour mieux connaître notre Histoire commune . Celle qui a été effacée et celle que l ’ on réécrit sous nos yeux chaque jour .

Les débuts

Le féminisme arabe en tant que discours et mouvement collectif revendiquant l ’ égalité des sexes a émergé au début du XX e siècle en même temps que les mouvements féministes en Europe et en Amérique . Dans le monde arabe , les premiers écrits féministes en faveur de la libération des femmes naîssent dès le XIX e siècle . Ils sont produits par d ’ éminents théologiens réformistes , appartenant au courant de la renaissance ( eh oui Nahdha , qui n ’ a rien à voir avec ce que nous avons subi pendant 10 ans , chez nous ) Parmi ces penseurs , nous pouvons citer Rifa ’ a al-Tahtawi ( décédé en 1873 ) et Qasim Amin ( décédé en 1908 ). Ces traités et écrits se diffusent dans les clubs littéraires féminins où ils trouvent beaucoup d ’ écho . Les illustres théologiens réformistes et penseurs de la nahdha étaient conscients d ’ un fait : il ne peut exister de société moderne , équitable et juste sans libération des femmes et leur émancipation . Ces hommes , ont défendu , à travers des plaidoyers ous diverses formes , l ’ accès des femmes à l ’ éducation et à l ’ espace public . Ils ont pleinement conscience que cela nécessite une rupture totale avec la ségrégation des sexes et l ’ attribution sociale des différents rôles , en se basant sur le genre . Les maisons d ’ édition , contribuent à la circulation des idées progressistes . Le livre La libération de la femme de l ’ égyptien Q . Amin , constituera ainsi , une source d ’ inspiration au jeune théologien moderniste tunisien Tahar Haddad .

Tahar Haddad , père fondateur du féminisme tunisien

T . Haddad naît à Tunis en 1899 . Il grandit dans un milieu de petits commerçants et fréquente dès sa sixième année , à l ’ instatr de tous les garçons de son âge , l ’ école coranique . Il rejoint la grande Université islamique de la Zitouna , en 1911 , pour poursuivre ses études secondaires et obtient en 1920 , son diplôme de fin d ’ études . Cette période est cruciale pour la formation de T . Haddad , qui est notamment instruit par une grande figure algérienne du réformisme musulman en la personne de feu Abdelhamid Ben Badis , décédé en 1940 . Penseur syndicaliste engagé dans la lutte anti-coloniale , T . Haddad est le premier tunisien à devenir défenseur de la cause des felles . Il dénonce la claustration des femmes et leur maintien dans l ’ ignorance , les empêchant , de ce fait , de prendre part à l ’ évolution de la société et à son développement . L ’ émancipation de tout un peuple , affirme-t-il , ne peut se faire si toute une moitié est maintenue dans l ’ ignorance et la marginalisation . Son œuvre majeure , le livre intitulé Notre femme , la législation islamique et la société , paraît en 1930 . Il y revendique l ’ instruction et l ’ éducation des femmes , leur émancipation juridique , leur participation à la vie sociétale , l ’ abolition de la polygamie , de la répudiation et de la tutelle matrimoniale . Il prône l ’ abandon du voile , etc . T . Haddad , analyse l ’ impact de la religion et de la charia sur la société et son incidence sur la condition féminine et construit par la suite toute une argumentation théologique dans laquelle il allie Islam et modernité . Il espère ainsi apporter une lecture réformiste aux sources fondamentales de l ’ Islam : il propose ainsi une lecture dynamique du Coran et du Hadith où il distingue les vérités immuables ( comme de dire qu ’ il n ’ y a qu ’ un seul Dieu et que son dernier prophète est Mohamed ) des lois muables ( celles qui sont en rapport avec la société dans laquelle on vit ). Selon lui , les lois muables sont représentatives des codes culturels de la société arabe du VII e siècle . La législation chariatique relative au statut des femmes appartient aux lois muables et ne sont pas de l ’ ordre des vérités immuables . Elles sont donc amenées à évoluer , au même titre que toutes les lois qui façonnent ou suivent les changements d ’ une société . Ce qui n ’ est pas , selon lui , en opposition avec l ’ esprit coranique et l ’ exemplarité du prophète . T . Haddad , fait référence , dans cet ouvrage , aux versets coraniques relatifs au statut des femmes . Il les commente et va jusqu ’ à prôner l ’ égalité successorale – aujourd ’ hui encore inégale dans l ’ ensemble du monde musulman . Il y propose une interprétation égalitaire qui tienne compte de la participation des femmes dans une société moderne :
« C ’ est ainsi que la loi musulmane avait dicté [ que la femme ] doit être à la charge de l ’ homme ainsi que d ’ autres prescriptions basées sur ce principe et sur lesquelles s ’ appuient certains juristes pour expliquer cette différence dans le partage , notamment du fait qu ’ elle doit être à la charge de l ’ homme . Mais rien ne nous amène à croire en l ’ immuabilité éternelle de ce principe , d ’ autant que la loi musulmane avait souvent outrepassé cette difficulté en considération , sans doute , de l ’ évolution des Temps […] Aujourd ’ hui , la femme moderne , sous l ’ influence de l ’ esprit de son temps sur son éducation et son instruction , a pris sérieusement sa part dans la lutte de la vie , dans les domaines de l ’ agriculture , du commerce et de l ’ industrie […] Cet aspect de l ’ émancipation féminine est sans doute une preuve que la condition qu ’ elle a supportée pendant une longue période de l ’ histoire n ’ était point inéluctablement inhérente à sa féminité . Mais seulement une longue époque qu ’ elle a traversée et elle se prépare actuellement à se mettre aux côtés de l ’ homme devant les responsabilités de la vie avec tout ce qu ’ elle comporte de bonheur et de périls . Pendant ce temps , la garde des enfants sera confiée aux jardins d ’ enfants , qui deviendront suffisamment nombreux . L ’ homme et la femme pourront alors profiter à parts égales des joies de la vie et des avantages des lois . »
Vous connaissez probablement la suite . Ce livre a eu l ’ effet d ’ une bombe auprès des conservateurs , qui se sont acharnés à dénigrer le travail et la pensée de T . Haddad . Celui-ci fut interdit d ’ exament et dépouillé de tous ses titres et grades d ’ études . Sans droits , sans reconnaissance sociale , ce brillant avant-gardiste s ’ éteint 5 ans plus tard . Ces idées , toujours combattues par les politiciens conservateurs et les traditionnalistes religieux seront , malgré tout , en grande partie , reprises pour être intégrées au code du statut personnel de 1956 . Nous sommes en 2022 , la Tunisie est encore moins ouverte sur le droit de ses femmes tout en se ventant du statut avancé dont elles jouissent dans le monde arabe . Nous aurions bien besoin d ’ un nouveau penseur , d ’ un érudit subversif , qui ait le courage et la carure de T . Haddad ou plus modestement , de quelqu ’ un qui se contente d ’ appliquer et d ’ assumer ses idées à 100 %, presque 100 ans plus tard .
Houda Chouk
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NUMÉRO # 69