La Sultane 67 | Page 22

Chez Zeryeb

Le culte des saints en Tunisie

Avant de méditer sur un sujet aussi dense qui aborde une question récurrente ( et pour certains épineuse ) du patrimoine matériel et immatériel de notre pays , il convient de distinguer deux sortes de saints dans l ’ islam . Les saints populaires d ’ allure plutôt « folklorique » et les saints « sérieux » véritables sujets d ’ hagiographies ( terme scientifique le plus approprié pour désigner l ’ étude de la littérature hagiographique et du culte des saints ).
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Dans la première catégorie figurent la plupart de ceux dont on voit les qobbas partout en Tunisie et en Afrique du Nord ainsi que dans les autres pays musulmans et auxquelles on va ici s ’ intéresser . Ils n ’ ont parfois qu ’ une légende locale qu ’ un esprit critique pourrait qualifier d ’ assez monotone et plutôt puérile . Et pourtant , toutes ces histoires qu ’ on raconte , se ressemblent même si elles se produisent en des temps et lieux différents . À travers elles se forge une identité collective forte valable pour tout le Maghreb puisque bon nombre de saints sont natif d ’ une ville , d ’ un village ou d ’ une région située dans un autre pays de l ’ Afrique du nord . Ces saints ont une réalité historique assez difficilement saisissable et leur figure est assez stéréotypée , étant surtout représentés comme des thaumaturges aux miracles aussi invraisemblables pour les sceptiques et les détracteurs mais parfaitement plausibles pour les adeptes et les croyants dont le nombre est bien supérieur . Selon ces légendes , ils passent leur temps à voler dans les airs ou à voguer sur les eaux assis sur des tapis de prière . Ils font tomber la pluie et provoquent des tremblements de terres et des tempêtes . Ainsi quand Charles Quint débarque à Alger , Sidi Ouali Dada mu par une force incontrôlable se dirige vers la mer . Il y entre jusqu ’ à la ceinture et de son bâton frappe les flots en murmurant des phrases mystérieuses . Tout à coup , le ciel se charge de gros nuages gris et un vent puissant se met à souffler . La mer se déchaîne alors telle une furie . Selon la légende , cette tempête spectaculaire soulève et anéantit les navires espagnols de Charles-Quint qui sont au nombre de 500 . Grâce à ce miracle , Sidi Ouali Dada connut son heure de gloire et les algérois en firent leur héros . En Tunisie par exemple , Sayda Touibia femme non voyante , a guéri le grand Mufti Abou Mohamed Hamouda Saddam d ’ une grande maladie tout en prononçant des mots inconnus de consonance bizarre … Sidi Abdelkader Jilani vivait au XXII ème en Orient ( Bagdad où il a enseigné pendant de nombreuses années , garde encore son tombeau ). C ’ est un homme très aimé des tunisiens qui fut introduit au Maghreb par Sidi Madian qui reçut dit-on « Le secret mystique » de Sidi Abdelkader en personne .

Il y a miracle et miracle

Personne n ’ est d ’ ailleurs forcé de croire à ces miracles qu ’ on appelle des Karamat pour les distinguer des moujizat par lesquels les prophètes démontrent l ’ authenticité de leur mission . À côté d ’ un intense amour du merveilleux , il y a un certain scepticisme de la part de certains habitants d ’ Afrique du nord . Un saint du nom de Hallaji , raconte-t-on , levant la main vers le ciel en retira une pomme qu ’ il offrit à l ’ assistance . « Il y a un ver dedans !» remarqua en s ’ étonnant quelqu ’ un . C ’ est , riposta Hallaj , qu ’ en passant du royaume perdurable au domaine de la contingence elle a pris quelque chose de sa corruptibilité . Et l ’ on admira dit le biographe encore plus la réponse que le miracle . L ’ important ce n ’ est pas le miracle mais l ’ anecdote , le récit qui est à la fois œuvre d ’ art et allusion à une certaine réalité supérieure . Quelques-unes de ces légendes populaires renferment en effet une haute leçon spirituelle . Il convient par ailleurs de noter qu ’ il n ’ y a aucune différence entre marabout et saint , les deux termes renvoyant dans les pays musulmans et particulièrement en Afrique , à un saint local reconnu comme protecteur des moissons et dont le tombeau fait l ’ objet d ’ un culte populaire . Il peut également s ’ agir d ’ un maître d ’ une confrérie islamique d ’ où les zaouias .

L ’ importance des zaouias

Les zaouias sont des sanctuaires abritant la sépulture , physique comme spirituelle d ’ un saint personnage . Des lieux qui ont joué au fil des années , des décennies et des siècles un rôle social prépondérant en devenant de véritables institutions sociales au service des plus démunis . Des lieux de culture et d ’ enseignement , de soins appréciés des habitants … À Tunis l ’ on dénombre ainsi plusieurs de ces Zaouias au sein même de la médina comme aux alentours . Également appelée dahira au Sénégal et zaviye en Turquie , la zaouia est en somme un édifice religieux qui est aussi le centre autour duquel la confrérie soufie se structure et dont les membres se font appeler marabouts . Les confréries connurent leur heure de gloire entre le XI ème et le XIII ème siècle et leur particularisme religieux fortement imprégné du malékisme mélangé à un passé kharijite -chiite révolu , leur ont permis de redéfinir un islam adapté aux besoins populaires . Un phénomène observable dans tout le Maghreb puisque nombre de ces zaouïas sont trans-maghrébines comme la Qadiriya , la Chadhiliyya ... Les zaouias permettent ainsi d ’ assister aux cultes des saints ou organisent des fêtes liées à un événement relatif au bonheur populaire comme le moussem et même représenter au Maghreb une force propre aux volontés populaires . Ce seront elles qui canaliseront le combat comme le jihad populaire pendant la colonisation française de l ’ Algérie , par exemple ( ou bien avant contre les espagnols notamment ). Mais l ’ on note que de plus en plus de tunisiens font preuve de réticence et condamnent le culte du saint et tous ne sont pas des pragmatiques ou des modernistes . En effet , il y a les salafistes .

Le danger salafiste

Les tunisiens sont nombreux à croire à ces légendes . Pour qui les saints , marabouts , confréries et les zaouias font partie intégrante de l ’ identité tunisienne et maghrébine . Ce n ’ est pas le cas des salafistes et autres extrémistes religieux ont de tout temps vu d ’ un mauvais œil les saints et leur culte . Ce rejet se fait au nom d ’ un islam « pur » et authentique , celui des premiers musulmans . Une approche qui condamne toute forme d ’ idolâtrie à laquelle s ’ apparente le culte rendu à un autre que Dieu , quel qu ’ il soit . Le courant salafiste qui prend racine dans notre pays se réclame d ’ Ibn Taymyya , « penseur » du XIV ème siècle qui inspirera plus tard Muhammad Ibn Abd al-Wahhab , qui a émis une critique virulente contre le culte des saints et condamne la sollicitation de marabouts à qui on attribue des pouvoirs miraculeux . S ’ adresser à un intermédiaire et non à Dieu seul relève selon lui d ’ un associationnisme blâmable et constitue une forme de retour au polythéisme , rien de moins . Il s ’ agit à ses yeux d ’ une innovation ( « bid ‘ a » ) résultant « de l ’ influence pernicieuse des juifs , des zoroastriens , des sabéens et surtout des chrétiens ». Alors qu ’ Ibn Taymiyya proposait comme solution pour éviter les déviances du culte des saints , d ’ araser les tombes de manière à les rendre invisible , les tenants de la doctrine wahhabite préconisent , eux , d ’ effacer le souvenir même des saints , de la mémoire des croyants . Au cours de la conquête du Hedjaz par les Saoud , ceux-ci détruisirent un certain nombre de tombes , notamment celles des compagnons du Prophète qui se trouvaient dans les cimetières de Médine et de La Mecque . Et tout un chacun se rappelle comment la Directrice générale de l ’ UNESCO Irina Bokova a fermement condamné la profanation et l ’ incendie dans la soirée du 12 janvier 2013 du mausolée dédié au saint et savant soufi Sidi Bou Said . Trois autres mausolées avaient même été incendiés les 23 et le 24 janvier à Hammam Sousse , à Douz et à Hamma près de Gabès ce qui portait au total à 36 mausolées qui ont été profanés , dont 17 détruits totalement selon un recensement de l ’ Union des Confréries soufies . Le culte des saints en islam , en Tunisie comme ailleurs dans le monde arabo-musulman , est donc une question complexe , qui recouvre à la fois des pratiques encore largement d ’ actualité et des débats théologiques d ’ importance .
Waley Eddine Messaoudi
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NUMÉRO # 67